La responsabilité du bailleur à l'égard de son locataire en cas d'incendie
Commentaire de l'arrêt rendu par la Cour de Cassation le 19 mai 2004, n°02-19.730
Dans le cadre d’un arrêt rendu le 19 mai 2004 (C.Cass. 3ème civ. 19 mai 2004, n°02-19.730 ; 02-19.908 ; 02-20.106), la Cour de Cassation rappelle dans un attendu de principe que dans le contrat de bail « le bailleur est obligé, par la nature du contrat et sans qu’il ne soit besoin d’aucune stipulation particulière, de faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail ».
Un immeuble appartenant à une SCI était donné à bail à trois preneurs. Le 11 mai 1995, un incendie a pris naissance dans les locaux d’un des preneurs et l’immeuble a été partiellement détruit.
Le 26 août 1996, l’assureur du deuxième preneur a assigné le bailleur et son assureur afin d’obtenir le remboursement des indemnités versées à son assuré. Le troisième preneur est intervenu volontairement à la procédure afin d’obtenir la condamnation du bailleur et de son assureur à l’indemniser du préjudice subi. Enfin, l’assureur du troisième preneur est également volontairement intervenu à la procédure afin de solliciter le remboursement des indemnités versées à son assuré.
On ignore les suites données à leurs demandes dans le cadre de la première instance. Mais dans le cadre d’un arrêt en date du 2 mai 2002, la Cour d’Appel de Papeete a rejeté l’ensemble des demandes d’indemnisation au motif que l’article 1719 du code civil n’était pas applicable en matière d’incendie, matière spécifiquement régie par les dispositions de l’ancien article 1384 du code civil (désormais article 1242 du code civil) . Or cet article exige la preuve de la faute du propriétaire de l’immeuble pour que le tiers obtienne la réparation du préjudice qu’il a subi du fait de l’incendie.
Se posait dès lors la question de savoir, si la responsabilité du bailleur peut être engagée, même en l’absence de faute au titre des préjudices subis par son locataire du fait d’un incendie ?
La Cour de Cassation répond par l’affirmative indiquant que : « le bailleur est responsable envers le preneur des troubles de jouissance causés par les autres locataires et n’est exonéré de cette responsabilité qu’en cas de force majeure ».
Elle casse en conséquence l’arrêt rendu par la Cour d’Appel et renvoie les parties devant la Cour d’Appel de Papeete autrement composée.
La Haute Juridiction établit ainsi un principe de responsabilité contractuelle de plein droit du bailleur (I), lequel ne peut s’exonérer de sa responsabilité qu’en démontrant l’existence d’un cas de force majeure (II).
I- La responsabilité contractuelle du bailleur à l’égard du preneur
Dans cet arrêt de principe la Cour de Cassation affirme le principe d’une responsabilité contractuelle (A) du bailleur en cas de manquement à l’obligation d’assurer au preneur une jouissance paisible (B).
A) La consécration par la Cour de Cassation du fondement contractuel de la responsabilité du bailleur à l’égard du preneur
La Cour d’Appel avait retenu l’applicabilité de l’article 1384 alinéa 2 du code civil dans le cadre de la relation entre le bailleur et son locataire.
Et c’est à juste titre que le Cour de Cassation rejette cette analyse. Cette solution s’explique d’une part par le principe de non cumul des responsabilité délictuelle et contractuelle (1) et d’autre part, par la lettre même de l’article 1384 du code civil (2).
1.Le principe de non cumul des responsabilités délictuelle et contractuelle
Il est de jurisprudence constante que les anciens articles 1382 et suivants du code civil sont inapplicable à la réparation d’un dommage se rattachant à l’exécution d’un engagement contractuel[1].
La Cour de Cassation avait déjà eu l’occasion de mettre en œuvre cette règle dans le cadre d’un contrat de bail[2]. Dans cette affaire, l’assureur qui, venant aux droits du locataire indemnisé à la suite d’un dégât des eaux dans les locaux loués, agissait à l’encontre du bailleur propriétaire de l’ensemble de l’immeuble et en particulier de l’appartement à l’origine du sinistre. La Cour de Cassation a rappelé que l’action de l’assureur ne pouvait être fondé que sur la responsabilité contractuelle.
Dans notre affaire les faits étaient similaires, seule l’origine du sinistre différant. Il était donc prévisible que la Cour de Cassation juge les anciens articles 1382 et suivants inapplicables.
2. La mise en œuvre des dispositions de l’article 1384 du code civil
Par ailleurs, il est surprenant que la Cour d’appel de Papeete ait pu retenir l’application de l’article 1384 du code civil, alors que la lettre même du texte y faisait obstacle.
En effet, si l’alinéa 2 de l’ancien article 1384 du code civil dispose que :
« Toutefois, celui qui détient, à un titre quelconque, tout ou partie de l’immeuble ou des biens mobiliers dans lesquels un incendie a pris naissance ne sera responsable, vis-à-vis des tiers, des dommages causés par cet incendie que s’il est prouvé qu’il doit être attribué à sa faute ou à la faute des personnes dont il est responsable. »
L’alinéa 3 de ce texte ajoute que :
« Cette disposition ne s’applique pas aux rapports entre propriétaires et locataires, qui demeurent régis par les articles 1733 et 1734 du code civil. »
En l’espèce, l’existence de différents contrats de bail ne pouvaient donc que conduire la Cour de Cassation à rejeter l’application de l’ancien article 1384 du code civil au bénéfice des dispositions spécifiques applicables au contrat de bail.
B) La responsabilité du bailleur fondée sur le manquement à l’obligation de résultat d’assurer au preneur une jouissance paisible
Dans le cadre de son arrêt du 19 mai 2004, la Cour de Cassation met en avant l’obligation du bailleur d’assurer au preneur une jouissance paisible rappelant dans le cadre d’un attendu de principe que cette obligation résulte de la nature même du contrat (1).
C’est le manquement à cette obligation de jouissance paisible qui constitue la source de la responsabilité du bailleur (2).
1.Une obligation résultant de la nature même du contrat
L’article 1719 du code civil dispose que :
« Le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu’il soit besoin d’aucune stipulation particulière :[…]
3° D’en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail ; »
Ainsi, dès lors que le contrat sera qualifié de contrat de bail, le bailleur sera tenu d’une obligation d’assurer à son locataire la jouissance paisible du bien. C’est la raison pour laquelle dans l’arrêt analysé la Cour de Cassation évoque une obligation résultant de la nature même du contrat[3].
La Cour de Cassation en a déduit une obligation du bailleur de ne pas troubler par son fait la jouissance du preneur[4], ce qui résultait de la lettre même du texte.
2. Une responsabilité du bailleur au titre des troubles de jouissance
En application de l’ancien article 1147 du code civil :
« Le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part. »
En l’espèce, la Cour de Cassation affirme que dès lors que le preneur est troublé dans sa jouissance, on peut en déduire que le bailleur a manqué à son obligation de jouissance paisible.
On peut en déduire que l’obligation de jouissance paisible est une obligation de résultat et non une simple obligation de moyen. La solution, si elle n’est pas nouvelle[5] est sévère pour le bailleur qui doit ainsi répondre de ses locataires, alors que dans le même temps il n’aura que peu de moyens de contrôle de ces derniers.
En effet, en cas de locataires indélicats, il ne pourra que faire résilier le contrat de bail, ce qui en matière de bail d’habitation ne sera pas chose aisée. En outre, le bailleur demeurera tenu à l’égard de son preneur au titre des troubles ayant donné lieu à la résiliation du contrat de bail du colocataire. Pour autant, le bailleur ne sera pas dépourvu de tout moyen de défense.
II- Les moyens de défense du bailleur
En défense, le bailleur dispose de deux moyens de défense. Tout d’abord, il pourra tenter de s’exonérer de sa responsabilité (A). Ensuite, il pourra exercer un recours à l’encontre du locataire responsable (B).
A) L’Exonération de responsabilité du bailleur
Le bailleur peut toujours s’exonérer de sa responsabilité en démontrant l’existence d’un cas de forcer majeure (1). Néanmoins, l’existence de ce dernier n’étant retenu que de manière restrictive par la Cour de Cassation, s’est développée une pratique consistant à insérer des clauses de renonciation à recours dans les contrats de bail (2).
1.Le cas fortuit ou la force majeure, causes d’exonération de responsabilité du bailleur
En application des dispositions de l’ancien article 1147 du code civil, toute partie peut s’exonérer de sa responsabilité en cas de force majeure.
En outre, l’article 1725 du code civil, dispose que:
« le bailleur n’est pas tenu de garantir le preneur du trouble que des tiers apportent par voies de fait à sa jouissance, sans prétendre d’ailleurs aucun droit sur la chose louée ; sauf au preneur à les poursuivre en son nom personnel. »
Aussi, on aurait pu supposer que le bailleur ne serait pas tenu des troubles qui pourraient être causés à la jouissance du preneur par les autres locataires de l’immeuble. Mais ce n’est pas la solution qui a été retenue par la Cour de Cassation.
Cette dernière estime en effet que le bailleur est responsable vis-à-vis du preneur des troubles de fait commis par des colocataires, ces derniers n’ayant pas la qualité de tiers[6].
De plus, ainsi que la Cour de Cassation a eu l’occasion de le réaffirmer récemment, l’incendie dont la cause est indéterminée, ne constitue pas un cas de force majeure[7].
Ainsi, en l’espère, le bailleur ne pouvait se prévaloir ni du fait que le sinistre trouvait sa cause dans un autre local donné à bail, ni du fait qu’il résultait d’un incendie pour s’exonérer de sa responsabilité. On peut donc supposer que la Cour d’Appel de renvoi l’a condamné à indemniser les deux autres preneurs et leurs assureurs.
Pour éviter de telles condamnations qui ne reposent sur aucune, les bailleurs peuvent inclurent dans le contrat de bail des clauses de renonciation à recours.
2. Les clauses de renonciation à recours
Il est désormais fréquent dans les baux commerciaux et les baux professionnels que soient stipulées des clauses de renonciation à recours.
La Cour de Cassation a eu l’occasion de préciser que l’obligation pour le bailleur de faire jouir paisiblement le preneur de la chose louée pendant la durée du bail n’est pas l’essence du contrat et que les parties peuvent donc la restreindre[8].
Si ces clauses sont en principe valable, il convient d’être prudent dans leur rédaction et d’éviter une formulation trop générale afin de ne pas se heurter aux dispositions de l’article 1231-3 du code civil (codifiant la jurisprudence CHRONOPOST).
En outre, il est préférable que la renonciation à recours soit réciproque. A défaut, la clause pourra être jugée abusive (cf. article 1171 du code civil).
Une telle clause aurait en l’espèce évité au bailleur de devoir supporter le recours de deux de ses preneurs alors même que l’origine de l’incendie était indéterminée.
Pour autant, dans notre affaire le bailleur n’est pas totalement démuni et pourra exercer un recours récursoire à l’encontre du preneur du local dans lequel l’incendie a pris naissance.
B) Le recours du bailleur contre le preneur du local dans lequel l’incendie a pris naissance
Dans l’arrêt étudié, il est évoqué le mécanisme de la responsabilité du bailleur du fait de l’incendie, alors même que cette responsabilité n’est pas expressément prévue par les textes.
En revanche, les articles 1733 et 1734 du code civil régissent spécifiquement la responsabilité du locataire à l’égard du bailleur (1). Il s’agit là encore d’un régime de responsabilité sans faute sur lequel le bailleur pourra s’appuyer pour exercer son recours récursoire à l’encontre du preneur du local dans lequel l’incendie a pris naissance (2).
1. Le principe de responsabilité du preneur
L’article 1733 du code civil dispose que :
« Il répond de l’incendie, à moins qu’il ne prouve :
Que l’incendie est arrivé par cas fortuit ou force majeure, ou par vice de construction.
Ou que le feu a été communiqué par une maison voisine. »
L’article 1734 du code civil ajoute que :
« S’il y a plusieurs locataires, tous sont responsables de l’incendie, proportionnellement à la valeur locative de la partie de l’immeuble qu’ils occupent ;
A moins qu’ils ne prouvent que l’incendie a commencé dans l’habitation de l’un d’eux, auquel cas celui-là seul en est tenu ;
Ou que quelques-uns ne prouvent que l’incendie n’a pu commencer chez eux, auquel cas ceux-là n’en sont pas tenus. »
Les textes posent ainsi un principe de responsabilité du locataire du local dans lequel l’incendie a pris naissance à l’égard du bailleur.
2. L’étendue de la responsabilité du preneur
La Cour de Cassation a eu l’occasion de préciser que le preneur doit réparation non seulement des dommages survenus dans les locaux qui lui ont été donné à bail mais également dans ceux voisins appartenant au même propriétaire et donnés à bail à un autre locataire[9].
La Cour de Cassation a eu l’occasion de préciser que le preneur reste tenu même dans l’hypothèse où la cause de l’incendie est demeurée inconnue[10].
Ainsi, dans l’affaire étudiée le bailleur pouvait, après avoir indemnisé ses locataires, exercer un recours à l’encontre du preneur du local dans lequel l’incendie avait pris naissance et de son assureur.
[1] C.Cass. Civ. 2ème, 9 juin 1993, n°91-21.650
[2] C.Cass. Civ. 3ème 14 mai 1997, n°95-14.517 (ou encore : C. Cass. 3ème civ. 10 nov. 1998, n°96-15.483)
[3] C.Cass. 3ème civ. 20 avril 2005, n°03-18.390
[4] C.Cass. Civ. 3e, 20 févr. 2008, no 07-10.447
[5] C.Cass. 3_ème civ. 9 oct. 1974, n°73-11.721 ; C. Cass. 3ème civ. 18 juin 2002, n°01-02.006
[6] C.Cass. 3ème 29 mai 1991, n°89-15.973 ; C.Cass. 3ème civ. 16 nov. 1994, n°93-11.184
[7] C.Cass. 3ème civ. 22 nov. 2011, n°10-26.758 ; C.Cass. 3ème civ. 12 juillet 2018, n°17-20.696
[8] C.Cass.3ème civ. 5 juin 2002, n°00-21.519
[9] C.Cass. 3ème civ. 27 nov. 2002, n°01-12.403
[10] C.Cass. 3ème civ. 18 mai 2017, n°16-12.467